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dimanche, décembre 18, 2016

Fenêtre sur le cerveau

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Les mégadonnées sont à l’origine d’une nouvelle révolution en neurosciences

17 décembre 2016 |Pauline Gravel
Les chercheurs tentent de découvrir comment un cerveau sain se développe et comment il se transforme quand apparaît une maladie.
Photo: Institut et hôpital neurologiques de Montréal
Les chercheurs tentent de découvrir comment un cerveau sain se développe et comment il se transforme quand apparaît une maladie.
Alors que les mégadonnées accumulées au cours des dernières années commencent à révéler leurs multiples secrets grâce à l’expertise de mathématiciens et d’informaticiens, ainsi qu’à la puissance de calcul des réseaux de superordinateurs du pays et d’ailleurs, une nouvelle révolution pointe dans la recherche sur le cerveau. Et ce, grâce également à la mise en libre accès de ces mégadonnées et des outils mis au point pour les analyser.

Les chercheurs disposent aujourd’hui d’une quantité colossale de données provenant de patients et de personnes saines ayant participé à des projets de recherche. Ces données peuvent être moléculaires, cellulaires, comportementales et psychologiques, génétiques et épigénétiques, voire anatomiques sous forme d’images obtenues par diverses méthodes d’imagerie cérébrale. « Nous disposons d’une immense quantité de données avec lesquelles on ne sait pas trop quoi faire. Ces données seules ne sont pas des connaissances. Il nous faut donc extraire des informations pertinentes de toutes ces données par des analyses et des modélisations informatiques », affirme Alan C. Evans, professeur de neurologie, de neurochirurgie et de génie biomédical au Neuro, l’Institut et hôpital neurologiques de Montréal. L’établissement s’applique depuis plusieurs années à réunir mathématiciens, informaticiens et neuroscientifiques afin de donner un sens à toutes ces données.
 
À l’aide de modèles mathématiques, dont certains sont également utilisés en finances ou en génie, par exemple, les chercheurs tentent de découvrir comment un cerveau sain se développe et comment il se transforme quand se développe une maladie neurodégénérative ou une maladie mentale. En septembre dernier, l’Université McGill a obtenu une subvention de 84 millions de dollars sur sept ans du Fonds d’excellence en recherche Apogée Canada (FERAC) pour mettre au point de nouveaux outils mathématiques, statistiques et informatiques qui aideront à percer les mystères des grandes pathologies neurologiques et maladies mentales et, conséquemment, permettront de repérer de nouvelles voies thérapeutiques et d’élaborer des méthodes diagnostiques et de prédiction du risque.
 
Recherche collaborative
 
La recherche collaborative étant devenue la norme ces dernières années, les chercheurs du Neuro ont mis au point une plateforme informatique, dénommée CBRAIN, qui permet aux chercheurs du monde entier de partager leurs données, leurs outils d’analyse et leurs ressources informatiques. En d’autres termes, CBRAIN est un logiciel Web qui, en quelques clics, permet à des chercheurs se trouvant n’importe où sur la planète d’accéder à des outils et à une puissance de calcul leur permettant d’analyser des données qui peuvent être entreposées quelque part d’autre dans le monde. CBRAIN est actuellement connecté à des groupes d’ordinateurs de haute performance situés au Canada (dont trois groupes à McGill) et en Allemagne, qui totalisent 80 000 unités de calcul.
Alan C. Evans est professeur de neurologie, de neurochirurgie et de génie biomédical au Neuro, l’Institut et hôpital neurologiques de Montréal.
 
Les chercheurs du Neuro ont également conçu LORIS (Longitudinal Online Research and Imaging System), un logiciel Web ayant pour fonction le stockage de données cellulaires, génétiques, comportementales, cliniques et d’imagerie cérébrale. LORIS facilite la gestion de grandes quantités de données acquises au cours du temps lors d’études longitudinales et en différents lieux lors d’études multicentriques. Il s’agit encore une fois d’une structure informatique en libre accès que tous les chercheurs en sciences neurologiques du monde peuvent utiliser sans frais.
 
Big Brain
 
Depuis 2013, les scientifiques disposent également d’un outil exceptionnel pour mener ces recherches : un modèle tridimensionnel du cerveau humain d’une résolution atteignant presque celle des neurones qui le composent, qui a été baptisé Big Brain. Ce modèle a été élaboré par une équipe du Centre de recherche de Jülich, en Allemagne, en collaboration avec l’équipe d’Alan Evans du Neuro, à partir du cerveau d’un homme de 65 ans. Ce cerveau a d’abord été fixé au formol, puis immergé dans la paraffine, avant d’être découpé en 7404 tranches de 20 micromètres (0,001 millimètre) d’épaisseur. Ces tranches ont ensuite été colorées afin de rendre visibles les corps cellulaires. Chaque tranche a finalement été numérisée, et un cerveau en trois dimensions a pu être reconstitué à partir de toutes ces données. Le défi était de taille en raison des multiples circonvolutions du cortex cérébral et de son imposante taille avec ses 86 milliards de neurones et le même nombre de cellules gliales. Finalement, on a développé un logiciel permettant de survoler le cerveau et de naviguer à l’intérieur.
 
« Il s’agit d’un modèle d’un cerveau normal d’un niveau de précision neuroanatomique en trois dimensions qui n’avait jamais été atteint précédemment, les images obtenues par résonance magnétique [IRM] n’étant que d’une précision d’un millimètre, soit 1000 microns. Big Brain est donc 50 fois plus petit dans chaque dimension. Chaque pixel tridimensionnel est 125 000 (50 x 50 x 50) fois plus petit. L’atlas numérique Big Brain comprend un ensemble de données totalisant un téraoctet », précise le Dr Evans.
 
Lorsque ce travail colossal a été publié dans la revue Science en juin 2013, les auteurs ont du même coup rendu Big Brain accessible à tous les scientifiques du monde. « Toutes les données de Big Brain sont dans le domaine public. C’est un bon exemple de science en libre accès. Jusqu’à maintenant, 25 000 groupes scientifiques différents à travers le monde ont téléchargé les données de Big Brain », raconte M. Evans, avant de rappeler qu’en 2014, le magazine MIT Technology Review a classé Big Brain comme une des dix plus grandes découvertes technologiques dans le monde.
 
Pratique en neurochirurgie
 
Big Brain peut être utilisé notamment pour la planification d’une neurochirurgie impliquant une stimulation cérébrale profonde dans le but de traiter la maladie de Parkinson. La résolution des images obtenues par IRM n’étant pas suffisamment grande pour identifier avec précision le site que l’électrode de stimulation doit atteindre, les neurochirurgiens ont recours à cet atlas numérique comme gabarit. On superpose Big Brain sur l’IRM du cerveau du patient, et un logiciel adapte la forme de Big Brain de façon à ce qu’elle corresponde parfaitement à celle du cerveau du patient. Quand l’adéquation est achevée, le chirurgien peut voir très précisément où est situé le noyau subthalamique (STN), qui est un des noyaux visés dans la stimulation cérébrale profonde. Jusqu’à l’avènement de Big Brain, les neurochirurgiens utilisaient des atlas dessinés de Brodmann datant de 1909 et de von Economo et Koskinas datant de 1925.
 
Autisme
 
Le Neuro participe aussi à une grande étude états-unienne sur l’autisme, qui consiste à suivre depuis leur naissance les frères et les soeurs d’enfants autistes, étant donné qu’environ 20 % d’entre eux développeront un trouble du spectre autistique. « Actuellement, nous ne diagnostiquons l’autisme que vers l’âge de trois ans. Si nous suivons ces enfants depuis la naissance, nous aurons une fenêtre sur les tout premiers mécanismes impliqués dans l’émergence de ce trouble, soit avant qu’ils se manifestent de façon évidente », explique le Dr Evans.
 
Les chercheurs collectent donc des données sur le développement du cerveau de ces enfants depuis leur naissance. Ils tirent des images du cerveau de ces enfants par IRM et les superposent à Big Brain afin de bien situer les anomalies. « On peut adapter Big Brain à n’importe quel cerveau, y compris celui d’un jeune enfant, car tous les cerveaux possèdent les mêmes structures, seule la forme change au cours du temps », précise Alan Evans. Les chercheurs comparent ensuite les images obtenues à mesure que le cerveau se développe.
 
Dans cette étude, le Neuro est le centre de coordination des données. « Toutes les données sont envoyées ici et nous les organisons et les analysons », souligne le neuroscientifique.
 
Les chercheurs avaient publié des résultats préliminaires indiquant que des connexions anormales étaient déjà présentes dans le cerveau de bébés âgés de 24 mois. Grâce à la fantastique force de calcul et d’analyse informatique disponible au Neuro, ils ont récemment pu observer de telles anomalies chez des bébés de six mois. En permettant un diagnostic précoce, cette découverte permettra de procéder à des interventions très tôt dans la vie des enfants autistes.
 
Maladie d’Alzheimer
 
Les chercheurs ont étudié, à l’aide de l’imagerie par résonance magnétique, les faisceaux de matière blanche du cerveau de 700 personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, de sujets contrôles sains, d’individus présentant de légers déficits cognitifs et d’autres atteints de troubles cognitifs plus prononcés. Ils ont ensuite procédé à une grande analyse informatique pour modéliser comment la pathologie progresse dans le cerveau.
 
Ils ont découvert que l’accumulation de la bêta-amyloïde dans le cerveau des personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer ne résultait pas d’une surproduction de la protéine, mais plutôt d’une élimination insuffisante. « On a constaté qu’il n’y a presque aucun changement dans la production de la protéine entre ces différentes catégories de personnes. Par contre, l’élimination de la protéine varie beaucoup d’un groupe à l’autre », affirme le Dr Evans. Chez les sujets sains, l’amyloïde est encapsulée dans les neurones et est ensuite rapidement éliminée dans les canaux du système glymphatique (le système lymphatique du cerveau). Chez les patients atteints de la maladie d’Alzheimer, elle est éliminée beaucoup moins efficacement, et elle s’accumule dans les neurones, où elle exerce son effet toxique sur ceux-ci.
 
Le neuroscientifique Judes Poirier de l’Université McGill a découvert il y a plusieurs années que les personnes porteuses de la forme E4 du gène ApoE sont plus à risque de développer la maladie d’Alzheimer. Or, les chercheurs du Neuro ont observé que les personnes porteuses d’une seule copie du gène APoE4 éliminaient moyennement la bêta-amyloïde, alors que celles qui étaient dotées de deux copies (l’une venant de leur mère et l’autre de leur père) l’évacuaient encore beaucoup moins, ce qui provoquait une accumulation de la protéine dans leurs neurones. Par contre, les individus qui en étaient dépourvus l’éliminaient rapidement
 
« Cette découverte a complètement changé notre compréhension de l’accumulation de l’amyloïde dans le cerveau et, par conséquent, la façon de s’attaquer au problème. Si on désire concevoir un médicament qui viserait à réduire l’accumulation de la bêta-amyloïde, il ne faudrait donc pas s’attaquer à la production de la protéine, car cela n’aura aucun impact. Il faudrait plutôt intervenir dans l’élimination de la protéine », fait remarquer Alan Evans.
Science ouverte« Montréal est désormais un centre mondial de stockage, de gestion, d’analyse et de coordination des données sur le cerveau », résume Alan Evans, avant de souligner que l’Institut et hôpital neurologiques de Montréal est aussi devenu un haut lieu de la « science ouverte » (open science ou en libre accès) et de partage des données. Hier, le vendredi 16 décembre, l’Université McGill annonçait que la famille Larry et Judy Tanenbaum donnait 20 millions au Neuro pour créer l’Institut de science ouverte Tanenbaum, qui aura pour mission de « faciliter le partage des données en neurosciences à travers le monde afin d’accélérer les découvertes d’agents thérapeutiques de pointe pour traiter les patients qui souffrent de maladies neurologiques ». « Une partie du don de la famille Tanenbaum servira à encourager d’autres chercheurs et établissements canadiens à adopter un modèle de science ouverte », a précisé le Dr Guy Rouleau, directeur du Neuro.

« Le mouvement “science ouverte” prend de l’ampleur avec des initiatives mondiales en cours dans l’Union européenne, au Japon et aux États-Unis. L’Institut et hôpital neurologiques de Montréal deviendra le premier institut universitaire au monde à adhérer pleinement à la science ouverte. L’Institut de science ouverte Tanenbaum deviendra la référence mondiale de ce mouvement », a rappelé pour sa part la principale et vice-chancelière de l’Université McGill, Suzanne Fortier.

Le Dr Wilder Penfield est à l’origine de la première grande révolution dans la recherche sur le cerveau. Celui qui a fondé l’Institut neurologique de Montréal en 1934 a répandu l’usage d’une technique révolutionnaire pour traiter l’épilepsie, qui a été surnommée la « technique de Montréal ». Cette méthode consistait à n’anesthésier le patient que localement au site de la chirurgie. Le patient demeurait ainsi conscient tout au long de l’opération. Le patient pouvait alors décrire les sensations qu’il éprouvait tandis que le chirurgien stimulait électriquement diverses régions de son cortex cérébral dans le but d’identifier la zone responsable des crises d’épilepsie, qu’il excisait.

Les données que le Dr Penfield a recueillies lors de centaines d’interventions lui ont permis d’identifier les différentes parties du cortex consacrées aux sensations et à la motricité, et d’élaborer une carte du cerveau, dénommée l’homoncule moteur et l’homoncule sensitif, qui était la référence jusqu’à récemment.

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