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jeudi, décembre 10, 2015

Enquête sur SNC-Lavalin: le grand jeu pour piéger un suspect

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Publié le 10 décembre 2015 à 05h00 | Mis à jour à 06h11
C'est une véritable pièce de théâtre en trois actes, avec acteurs, décors,... (PHOTO ARCHIVES REUTERS)
PHOTO ARCHIVES REUTERS

Vincent Larouche
C'est une véritable pièce de théâtre en trois actes, avec acteurs, décors, accessoires et répliques soigneusement préparées. Pour coincer un avocat montréalais soupçonné d'avoir tenté de corrompre un témoin dans l'enquête policière sur SNC-Lavalin, la GRC l'a fait jouer malgré lui dans un scénario où il tenait le rôle principal sans le savoir.
À la suite des démarches d'un consortium de médias dont fait partie La Presse, la Cour a autorisé hier la publication du scénario d'infiltration utilisé par le corps policier dans son enquête sur MeConstantine Kyres.
Les faits remontent à 2013. À l'époque, Riadh Ben Aissa, ex-vice-président directeur de la division construction de SNC-Lavalin, était détenu en Suisse pour des accusations de corruption et blanchiment d'argent. Il avait accepté de collaborer avec la GRC et de dévoiler ce qu'il savait sur les magouilles au sein de la multinationale québécoise. Il détenait notamment des informations sur son prédécesseur au sein de l'entreprise, Sami Bebawi, qui est aujourd'hui accusé d'avoir partagé avec Ben Aissa des dizaines de millions de dollars en pots-de-vin.
Le GRC affirme qu'à l'époque, l'avocat de Bebawi, Constantine Kyres, aurait tenté de convaincre Ben Aissa de changer son témoignage pour disculper Bebawi. Il lui aurait promis une dizaine de millions, mais aurait aussi essayé de le faire chanter à partir d'informations détenues par son client. Pour l'instant, le procès n'a toujours pas eu lieu et ces allégations issues de l'enquête n'ont pas été testées devant les tribunaux. Mais voici comment la GRC s'y est prise pour piéger l'avocat:
ACTE 1: L'entrée en scène
Le 1er octobre 2013, un mystérieux «consultant» téléphone à Me Kyres et lui explique avoir été embauché pour «faciliter une offre» qu'il avait faite à une personne en Europe. L'homme expliquera plus tard être une sorte «d'arbitre» qui aide des gens fortunés à résoudre certains problèmes. Il dit ne pas vouloir discuter de ce sujet sensible au téléphone. MKyres ne s'en doute pas, mais l'arbitre est en fait un agent de la GRC qui joue un rôle.
L'arbitre vient rencontrer l'avocat à son bureau montréalais quelques jours plus tard. Selon la GRC, Me Kyres aurait proposé que les deux hommes éteignent leur portable avant de discuter. L'arbitre commence à parler du dossier de Riadh Ben Aissa et Sami Bebawi. Me Kyres évoque une somme de 8 à 10 millions qui pourrait être remise «légalement» à Ben Aissa. 
À la fin de la rencontre, Me Kyres demande la permission de faire une photocopie du passeport de l'arbitre. Ce dernier lui fournit un faux document préparé pour l'occasion. L'avocat n'y voit que du feu.
ACTE 2: Plans échafaudés
L'arbitre étaye son personnage lors d'appels subséquents. Il parle avec Me Kyres de la possibilité de signer une entente de confidentialité pour pouvoir poursuivre les discussions.
Éventuellement, l'avocat commence à s'inquiéter: il dit à l'arbitre qu'il connaît en fait peu de choses sur lui et qu'il pourrait bien être en fait un journaliste ou un employé du gouvernement.
L'arbitre lui assure qu'il n'en est rien. Il l'invite à venir le rejoindre à son bureau de Toronto pour poursuivre leurs tractations. MKyres n'a qu'à prendre un avion et des arrangements seront pris pour qu'un chauffeur vienne le prendre à l'aéroport.
ACTE 3: Voyage à Toronto
Le 21 novembre, Me Kyres atterrit à Toronto. Un agent de la GRC joue le rôle du chauffeur et l'amène dans un bureau de la police maquillé en centre d'affaires. Une autre policière joue le rôle d'une adjointe administrative.
MKyres est amené dans une salle de conférence. Il déclare que l'endroit a l'air d'un bureau d'agents immobiliers. L'arbitre arrive et lui parle vaguement de ses activités professionnelles.
L'avocat s'inquiète d'être enregistré, mais l'arbitre le rassure. Il lui présente des documents liés aux activités de Riadh Ben Aissa. La GRC précisera plus tard que les documents, authentiques, ont été utilisés pour «donner de la crédibilité» au personnage.
Me Kyres part rencontrer d'autres personnes à Toronto, alors que des agents de la GRC le suivent discrètement. Il revient le lendemain au bureau de l'arbitre et constate que tout est encore en place. Le décor fonctionne à merveille. Il ne se doute pas qu'il est dans les locaux de la police. Il poursuit ses négociations. Une large part de ce qui se dit alors est toujours frappée d'une ordonnance de non-publication. Mais en septembre 2014, la GRC estime qu'elle a assez de preuves en main et passe à l'action. Me Kyres est alors arrêté et apprend qu'il traitait tout ce temps avec un policier agissant sous une fausse identité.