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lundi, octobre 12, 2015

La parité, d’accord, mais il faut aller plus loin

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Selon la philosophe Françoise Collin, la «question des femmes» interpelle la conception même de la démocratie dans laquelle nous vivons depuis la Révolution française

10 octobre 2015 | Aurélie Lanctôt - Étudiante à l’Université McGill en droit, auteure de «Les libéraux n’aiment pas les femmes» (Lux, 2015) | Le Devoir de philo

Des sculptures devant l’Assemblée nationale montrent trois suffragettes (Marie Lacoste Gérin-Lajoie, Idola Saint-Jean et Thérèse Forget-Casgrain) et la première députée du Québec, Marie-Claire Kirkland.
Photo: Renaud Philippe Le Devoir

Des sculptures devant l’Assemblée nationale montrent trois suffragettes (Marie Lacoste Gérin-Lajoie, Idola Saint-Jean et Thérèse Forget-Casgrain) et la première députée du Québec, Marie-Claire Kirkland.
Françoise Collin. Anthologie québécoise (1977-2000)
Dirigé par Marie-Blanche Tahon
Éditions du Remue-ménage
Montréal, 2014, 267 pages
Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie, d’histoire et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.​
 
Le Conseil du statut de la femme publiait le 4 octobre un avis réclamant l’instauration d’un quota de candidatures féminines aux élections. Les partis politiques, suggère le Conseil, devraient être contraints d’avoir au moins 40 % de femmes au sein de leur candidature, sous peine de sanctions. Cette proposition se fonde sur un constat : les chiffres sur la présence des femmes en politique stagnent depuis 15 ans. À l’Assemblée nationale, les femmes n’occupent que 27 % des sièges. Au Parlement canadien, depuis les élections de 2011, elles occupent à peine le quart des sièges. Dans la présente campagne électorale, les femmes ne constituent pas plus de 30 % de la candidature, tous partis confondus. De toute évidence, les bonnes intentions ne suffisent pas à rectifier la sous-représentation des femmes en politique. Si l’on souhaite vraiment corriger cette véritable carence de notre démocratie, il faut maintenant prendre des mesures plus coercitives.
 
La proposition du Conseil du statut de la femme est audacieuse et très juste. Elle nous force également à admettre qu’en 2015, 75 ans après avoir obtenu le droit de vote, malgré qu’elles jouissent des mêmes droits que les hommes et qu’on prétende les accueillir à bras ouverts dans l’arène politique, les femmes peinent toujours à y prendre leur place. La pensée de la philosophe et écrivaine féministe Françoise Collin (1928-2012) nous invite à aborder ce problème de front, en soulevant une question fondamentale sur notre démocratie : si les institutions politiques n’accommodent et ne représentent correctement que la moitié de la population, notre démocratie est-elle vraiment démocratique ?
 
En plus de ses romans et de ses écrits féministes, Françoise Collin lègue un ouvrage marquant sur Maurice Blanchot (Maurice Blanchot et la question de l’écriture, 1971) et un autre sur Hannah Arendt (L’homme est-il devenu superflu ?, 1999). On lui doit également la fondation des Cahiers du Grif, en 1973, la première revue féministe de langue française. La pensée de Françoise Collin aborde des thèmes aussi variés que la transmission, la culture commune, la crise du moderne, la vie politique et l’écriture. Elle incite encore les féministes d’aujourd’hui à aborder la question des femmes avec rigueur et nuances. Soulignant que le féminisme n’est pas qu’une théorie ou une action politique, mais aussi une façon d’être au monde, Collin nous convie à des réflexions exigeantes, mais nécessaires et fécondes. Elle nous fournit aussi des outils précieux pour penser la participation des femmes à la vie politique.
 
La parité, un premier pas
 
On dit souvent que les mesures visant à assurer la représentation des femmes au sein de la députation, des fonctions ministérielles et des postes de direction dans l’appareil public se justifient par la nécessité que les femmes participent aux décisions prises au nom de la population. Les femmes n’ont pas les mêmes sensibilités et les mêmes préoccupations que les hommes, du fait qu’elles font l’expérience d’une oppression liée à leur sexe. En cela, leur façon d’aborder la chose politique est forcément différente de celle des hommes. La représentation équitable des femmes au sein de nos institutions démocratiques contribuerait par exemple à attirer l’attention sur des enjeux qui tendent à être relégués au bas de la liste des priorités. Pour s’assurer que la moitié de la population soit correctement représentée, la parité est donc souhaitable, voire nécessaire.
 
Cependant, Françoise Collin soutient que non seulement l’égalité dans la représentation politique ne suffit pas, mais que les revendications pour la parité, lorsqu’elles totalisent notre conception de l’égalité, comportent un élément potentiellement toxique pour le féminisme. Ces revendications posent en effet le problème de la parité comme un problème d’accès à la représentation, alors que le problème loge plutôt dans la structure politique elle-même, qui, dans les faits, n’accommode et ne représente véritablement que la moitié masculine de la population.
 
Les femmes, angle mort de la démocratie
 
Dans un texte intitulé La démocratie est-elle démocratique ?, publié en 1992, Collin souligne que la « question des femmes », la question posée par les femmes, interpelle la conceptionde la démocratie dans laquelle nous vivons depuis la Révolution française. Pourquoi le projet commun, s’interroge la philosophe, a-t-il jusqu’ici été pensé par les hommes et en fonction d’eux, alors que les femmes constituent pourtant une légère majorité numérique ? Sensée, elle ne suggère évidemment pas de renverser les rapports de pouvoir entre les sexes, cette fois en faveur des femmes, sous prétexte que celles-ci sont plus nombreuses. Collin cherche plutôt à mettre en relief une contradiction inhérente au principe démocratique traditionnel, qui prétend conférer le pouvoir au nombre. En réalité, l’accès tardif des femmes au droit de vote a fait en sorte qu’elles n’ont eu accès à la scène publique et à la scène politique que lorsque celles-ci étaient déjà mises en place et figées dans leurs structures unisexuées. Ainsi, le poids des traditions joue en leur défaveur.
 
C’est ce problème qu’explore la philosophe lorsque, en 1982, elle publie un texte marquant intitulé Il n’y a pas de cogito-femme. En examinant les manières que les éléments d’une potentielle « culture au féminin » s’articulent à la culture dominante et à ses éléments proprement masculins, Collin suggère que la femme, partout où elle s’avance, ne rencontre que sa propre négation. « Lire, que ce soit un poème, un roman-feuilleton ou le journal, regarder un film, ce n’est jamais que se découvrir et découvrir le monde dans le regard de l’autre, d’un sujet homme, sujet bienveillant ou malveillant, lyrique ou cynique, peu importe. » Il importe, nous dit-elle, de constater que partout, la femme n’a d’existence que par assimilation. Le langage de l’universel est tenu d’un point de vue qui n’est pas le sien. La philosophe en conclut que le « sujet féminin », pour ainsi dire, n’existe pas, et que cette négation empêche les femmes de participer pleinement à la vie démocratique, la « chose commune » ne leur appartenant jamais tout à fait. Les femmes sont donc admises dans un monde constitué sans elles, qu’elles n’ont pas le pouvoir de façonner. Elles sont simplement sommées de s’y adapter. Or, peut-on se contenter de « faire place » aux femmes dans cet espace construit, mais sans leur permettre de vraiment « donner lieu » à du nouveau ?
 
Égalité ou « égalisation » ?
 
Dans d’un colloque en 1984 à Montréal sur le thème Égalité et différence des sexes, Françoise Collin soutient que la véritable égalité n’est pas le partage de droits et de biens définis unilatéralement, mais bien le partage de la position de sujet éthique, politique, historique : « C’est-à-dire la possibilité pour les femmes, pour chaque femme, de n’être pas seulement bénéficiaire des avantages et des désavantages sociaux, mais aussi et surtout d’être reconnue dans sa position originaire, génératrice, position que toute l’histoire lui a déniée en réduisant en elle la force du commencement à la maternité strictement biologique. » Tant que l’on négligera ce partage de la position de sujet, nous dit Collin, les femmes demeureront, dans la vie politique, cet élément « à part » qu’on assimile à la règle générale, pour ensuite prétendre qu’elles sont placées à égalité avec les hommes.
 
Appliquant ce raisonnement à la représentation des femmes en politique, on pourrait dire que les femmes ne veulent pas se contenter d’être intronisées au Parlement des hommes, de représenter ses valeurs et d’y faire parure ; elles veulent pouvoir le transformer. Lorsque les femmes se contentent d’être avalées par un simple travail de « mise à niveau », par lequel elles accèdent sommairement aux droits et valeurs dominantes — processus qui se limite au fond à leur accorder quelques accommodements ou quelques bribes de pouvoir —, elles demeurent, quoi qu’on en dise, en marge de la chose commune, telles d’éternelles figurantes. Cela expliquerait d’ailleurs pourquoi, même si les femmes ont accès à la scène publique, leurs préoccupations ne trouvent actuellement pas place dans le projet politique.
 
Ainsi, Françoise Collin nous met en garde contre cette logique « d’assimilation », selon laquelle, pour parvenir à l’égalité, il suffirait d’asseoir plus de femmes dans les sièges jusqu’ici occupés par des hommes. Pour que les femmes soient véritablement égales aux hommes, elles doivent d’abord devenir « cosujets de la chose commune ». Suivant cette idée, s’il faut encourager les mesures visant à instituer la parité en politique, il faut aussi garder en tête qu’il ne s’agit pas de l’aboutissement du chemin vers l’égalité, mais bien de la première étape d’un processus de transformation beaucoup plus profond. En cela, la philosophe nous rappelle en somme que le combat des femmes est certes un combat pour l’égalité, mais aussi un combat pour la liberté et la démocratie, pour que celle-ci ne soit pas qu’une forme sans contenu.
 
Un projet politique unanime ?
 
Collin nous invite également à élargir la réflexion sur l’apport des femmes à la vie politique, en demandant : si le féminisme aspire à ce que les femmes deviennent elles aussi sujet de la chose commune, peut-on toutefois présumer que « les femmes » forment une catégorie telle que leur projet politique serait unanime ? La philosophe nous met bien en garde contre le danger de présenter les femmes comme un bloc homogène, autant sur le plan de leur situation que sur celui de leurs occasions favorables. Il y a des lectures du monde et des événements, rappelle-t-elle, dont la ligne de partage n’est pas la seule appartenance sexuée. Ces remarques suggèrent que la seule présence des femmes au sein des institutions politiques n’exclut pas qu’y soient prises certaines décisions susceptibles d’avoir des conséquences désastreuses sur d’autres femmes. Aussi, Françoise Collin aurait certainement dénoncé l’instrumentalisation, par les politiciens, de la formule creuse de « l’égalité entre les femmes et les hommes » pour stigmatiser certaines femmes, comme ce fut le cas récemment, avec la polémique entourant le port du niqab lors des cérémonies de citoyenneté.
 
Collin aurait plutôt rappelé que l’oppression des femmes « a ceci de particulier qu’elle atteint chaque femme de façon singulière, jusque dans son intimité », mais que « c’est à travers chaque femme, par chaque femme, comptable devant elle seule, qu’elle doit être collectivement combattue ».
  
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